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ÉTUDE DE CAS — mondiale : Repenser les stratégies de recherche agricole

 

Repenser les stratégies de recherche agricole

Les agriculteurs qui disposent de peu de ressources -- des femmes, pour une large part -- produisent jusqu'à 20 % des cultures vivrières de la planète et pourraient bien détenir la clé de la croissance de la diversité biologique et culturelle. Car en luttant pour subsister -- et produire -- sur ces sols pauvres et avec des ressources limitées, les petits exploitants agricoles permettent aux variétés végétales d'évoluer. Si bien qu'ils sont devenus les gardiens de la diversité et préservent la variation génétique essentielle à l'évolution et à l'adaptation continue des génotypes végétaux.


La pomme de terre est un aliment de première nécessité dans la région andine de l'Amérique du Sud. C'est là, après tout, qu'est né ce tubercule. C'est aussi là, dans une salle de classe de Puchuni, village des hautes terres de la Bolivie, qu'un petit groupe de paysans -- quatre femmes et quatre hommes -- suivent un cours sur la pomme de terre.

On leur enseigne l'histoire de la pomme de terre et bien d'autres choses encore. En dix séances, ils apprennent à mettre en pratique des techniques comme le mode et le moment de la récolte du pollen, l'hybridation de diverses variétés de pommes de terre, l'obtention des baies, l'extraction des semences, la préparation des planches de pépinière, la transplantation des jeunes plants ainsi que l'évaluation et la sélection des clones de pommes de terre dans les champs. Ils reçoivent aussi de l'information sur une nouvelle approche, appelée phytosélection participative, qui peut les aider à améliorer leurs cultures et leur gagne-pain.

Dans la phytosélection participative, les agriculteurs ne jouent plus un rôle auxiliaire, ce sont des partenaires à part entière. De fait, il arrive fréquemment que les agriculteurs prennent les devants et, parfois, ils combinent les semences qu'ils ont eux-mêmes sélectionnées avec le matériel fourni par les sélectionneurs. Parce que les obtentions végétales des agriculteurs sont adaptées aux conditions locales et qu'elles répondent aux préférences en matière de cuisson et de consommation, les résultats sont souvent plus probants. Et lorsque cela se produit, les paysans n'hésitent pas à procéder à la multiplication des semences et à les distribuer. Ces interventions donnent lieu à un processus dynamique de conservation et d'amélioration.

La phytosélection participative et la conservation in situ de l'agrobiodiversité -- c'est-à-dire la préservation de la diversité des espèces végétales dans les exploitations agricoles, dans les habitats d'où elles viennent et où elles continuent d'évoluer -- sont deux méthodes complémentaires. La phytosélection participative est une approche qui favorise à la fois le développement et la conservation de la diversité.

Elle permet aux agriculteurs plus prospères d'exercer un plus grand contrôle sur leur vie et donne à ceux qui pratiquent une agriculture de subsistance ou qui ne récoltent que le minimum vital l'occasion de briser le cercle vicieux de la pauvreté. Les femmes des régions rurales sont sans doute celles qui bénéficient le plus de la phytosélection participative. Ce sont elles qui exécutent le gros des travaux agricoles, veillent au traitement et à l'entreposage du grain et d'autres plantes cultivées, et préparent les aliments. Et parce que, dans bien des régions, les femmes préservent aussi les meilleures semences pour la plantation, elles jouent un rôle déterminant dans la gestion des ressources phytogénétiques.

Voilà pourquoi il y a autant de femmes que d'hommes dans cette classe en Bolivie. Le projet participatif d'amélioration de la pomme de terre, ou PROINPA pour reprendre le sigle espagnol, a été lancé en 1998 avec l'intention d'élaborer des méthodes de phytosélection participative.

Les chercheurs ont commencé par étudier les connaissances des agriculteurs en matière de sélection végétale, leurs techniques, les variétés cultivées et leurs préférences. Afin de motiver et d'éduquer les agriculteurs, ils ont élaboré un programme de formation fondé sur les connaissances de ces derniers et sur leur compréhension de l'environnement.

Malgré des déboires occasionnels, comme un coup de froid qui a détruit quelques lits de germination, le projet a donné des résultats impressionnants. En travaillant avec l'équipe de recherche, les agriculteurs ont adopté la méthode de la phytosélection participative et ont montré qu'ils avaient la capacité de mettre au point de nouvelles variétés de pommes de terre qui répondent à leurs besoins et donnent des rendements supérieurs. Enfin, et c'est sans doute ce qui compte davantage, certains exploitants agricoles se servent de leurs compétences nouvellement acquises d'agriculteurs­sélectionneurs pour récupérer des génotypes qu'ils croyaient perdus, aidant ainsi au rétablissement de la biodiversité de la pomme de terre dans la région.

À l'échelle mondiale

Le projet PROINPA est un des nombreux projets financés grâce au programme de petites subventions administré par le programme-système Recherche participative et analyse du genre (RPAG) du Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (CGIAR). La RPAG est sans doute le programme le plus important à l'appui de la phytosélection participative qui existe à l'échelle mondiale. Il est coparrainé par quatre des centres du CGIAR; ses activités sont financées par les gouvernements nationaux et divers donateurs, dont le Centre de recherches pour le développement international (CRDI) du Canada. Il a pour objectif de favoriser les innovations institutionnelles, d'évaluer et d'élaborer des méthodes de recherche participative qui tiennent compte des sexospécificités, et de les mettre en application dans la sélection végétale et la gestion des cultures et des ressources naturelles.

Les projets menés dans le cadre du programme mondial RPAG appuient l'élaboration et l'évaluation des méthodes de recherche participative qui prennent en compte les sexospécificités. Des hautes terres de la Bolivie à celles du Népal, les projets de petites subventions aident les femmes à acquérir plus de pouvoir dans les prises de décisions et à avoir une plus grande influence sur l'utilisation des ressources. Les approches participatives mises en application en Ouganda ont donné lieu à une collaboration accrue entre les hommes et les femmes; au Kenya, elles ont permis d'accroître la présence des femmes au sein des comités de gestion locaux.

Après vingt années d'efforts pour faire en sorte que la science réponde davantage aux besoins des paysans pauvres, il est logique de mettre en évidence le rôle et les besoins des femmes. Les femmes jouent des rôles multiples -- culture, récolte, entreposage des plantes cultivées, préparation des aliments. Mais sans doute n'y a-t-il pas de rôle plus important que celui qu'elles jouent dans le domaine de la sélection végétale. Les agricultrices sont non seulement des phytogénéticiennes prolifiques et compétentes, mais aussi les principales gestionnaires des ressources naturelles comme le sol et l'eau. Elles domestiquent les espèces sauvages et jouent un rôle capital dans la sélection et l'entreposage des semences des prochaines plantations.

Des attentes différentes

Partout dans le monde en développement, les femmes ont des connaissances détaillées des caractéristiques particulières des diverses cultures et des préférences marquées à cet égard. Des études révèlent que souvent les attentes et le savoir des hommes et des femmes diffèrent en matière de cultures, différences dont la recherche et les politiques devraient tenir compte, de dire Louise Sperling, ancienne coordonnatrice du groupe de travail sur la sélection des plantes pour le programme RPAG.

Bien qu'en diverses occasions, les chercheurs aient déclaré que les critères des femmes et des hommes n'étaient pas sensiblement différents, sauf en ce qui a trait aux usages culinaires et à la qualité, Sperling affirme que les critères retenus par les femmes sont parfois si différents de ceux des hommes qu'il leur faut mener parallèlement les activités d'amélioration et de sélection végétale. Au Mali, par exemple, les évaluations du maïs révèlent que les hommes ont pour principal critère la production et la précocité des variétés tandis que les femmes privilégient les aspects organoleptiques et la transformation. Dans un projet sur le riz réalisé en Afrique occidentale, les divisions entre hommes et femmes étaient semblables, les hommes s'intéressant davantage au rendement et aux caractères liés au rendement comme la vigueur des plants, alors que la qualité était le principal attribut retenu par les femmes.

Améliorer les sciences

La participation des femmes peut améliorer les sciences, affirme Sperling. « Les femmes sont souvent les phytogénéticiennes des systèmes de production agricole à petite échelle; ce sont elles qui se chargent de la domestication des espèces sauvages, de la sélection du matériel génétique et de la conservation des semailles. Ainsi, les femmes s'occupent de la conservation et de la reproduction d'un grand nombre de cultivars traditionnels, dont le manioc, les haricots, le fonio, le voandzou, le millet et diverses cultures sur surfaces réduites. »

Nous en avons un exemple en Namibie : une agricultrice, Maria Kaharero, a encouragé, pendant quatre saisons, les croisements de sa variété locale avec une variété mise au point par une station, Okashana 1, qui ont donné un millet hors pair. Les chercheurs ont fait main basse sur sa variété et l'ont croisée avec 30 autres variétés. Le composite qui en a résulté -- appelé MKC, pour Maria Kaherero Composite -- a servi de base au programme national de sélection végétale du pays.

Sperling fait une mise en garde : la non-participation des femmes à la sélection végétale pourrait avoir des conséquences néfastes, pas seulement « neutres ». Ainsi, en Gambie, les systèmes de production retenus par les hommes portaient presque exclusivement sur des variétés de riz à haut rendement, alors que ceux des femmes restaient fondés sur l'utilisation d'une variété de riz indigène. L'adoption par les hommes d'un système global marginalisait les produits des femmes et favorisait le transfert des rizières aux mains d'autres hommes qui touchaient tous les profits de la vente du riz. Éventuellement, les femmes ont cessé ce travail, le régime de double culture dépassant leurs possibilités financières.

Une recherche d'avant-garde

Si les petites subventions représentent la principale composante de la Recherche participative et analyse du genre sur le terrain, le personnel du programme entreprend également des recherches de pointe. Ainsi, une étude sur l'épineuse question de l'attribution des droits de propriété intellectuelle est née de la collaboration entre des chercheurs et des collectivités agricoles.

Les avantages de la recherche participative sont bien connus, mais pour convaincre un plus grand nombre de chercheurs et de directeurs de recherche d'intégrer cette approche à leurs activités, il est essentiel de pouvoir comparer l'approche participative à d'autres démarches, plus traditionnelles. Les résultats préliminaires laissent entendre que le fait de permettre aux agriculteurs de participer plus étroitement à la recherche et leur donner une plus grande marge de manœuvre a eu des effets favorables à plusieurs égards, dont l'accroissement de leurs revenus. Les résultats empiriques indiquent aussi que la recherche participative réduit les coûts en évitant la mise au point de techniques que les utilisateurs visés ne sont pas susceptibles d'adopter.

Pour faire valoir et faciliter davantage le recours à l'approche participative, le personnel de la RPAG a créé un réseau de pratiques et de savoirs. Des listes de diffusion sur Internet favorisent les échanges continus de savoir-faire partout dans le monde tandis que des colloques internationaux rassemblent des centaines de spécialistes de tous les pays. Le personnel du programme a aussi créé trois bases de données, accessibles au public, dont un inventaire complet des projets passés et en cours afin que ceux et celles qui s'intéressent à la phytosélection participative puissent examiner comment d'autres intervenants ont conçu les programmes, tirer des enseignements des divers résultats obtenus et même entrer directement en relation les uns avec les autres.

Les grands défis

Louise Sperling estime que la RPAG a grandement contribué au déclenchement de nombreux changements pendant les cinq années qu'a duré le programme. « Les changements survenus, notamment, dans la structure et le processus de la sélection végétale afin que la science tienne davantage compte des exploitants agricoles. Ce sont des changements à long terme, qui vont bien au-delà du cycle d'un projet », affirme-t-elle. « Des changements comme la décentralisation des essais ou la conception d'essais in situ que les agriculteurs seront en mesure d'interpréter eux-mêmes et qui seront effectués sous la surveillance réelle des agriculteurs. Nous commençons à peine à constater une utilisation sérieuse et une intégration véritable des évaluations produites par les agriculteurs dans le système officiel de la recherche », ajoute-t-elle.

Ces considérations soulèvent la question des droits de propriété intellectuelle. Si une agricultrice met au point une variété améliorée en collaboration avec un chercheur du système officiel, qui détient les droits sur cette variété, qui y a accès et est autorisé à la distribuer, et comment seront partagés les divers avantages qui en découlent ? Pour Sperling, cette question et d'autres qui y sont reliées font partie des défis qu'il faudra relever pour mener à bien les projets de phytosélection participative et protéger la diversité agricole.

« Un autre grand défi nous attend », ajoute Sperling. « Il faudra mettre en place des modèles organisationnels pour permettre la cession du pouvoir de décision et la réalisation d'essais in situ à l'échelon local. Cela veut donc dire que des centaines d'unités locales verront le jour. Il faut aussi élaborer de meilleures stratégies à l'appui de la phytosélection participative dirigée par les agriculteurs pour ce qu'on appelle les « cultures sur surfaces réduites » et pour celles qui ne sont pas du ressort du système officiel de la recherche et des centres internationaux de recherche agricole. »

Cette étude de cas fait partie d'une série de six articles sur la phytosélection participative rédigés par Ronnie Vernooy, spécialiste de programme principal au CRDI, et Bob Stanley, rédacteur scientifique.

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