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Des filets à nuages sur la crête d’El Tofo

 

Au début des années 90, les médias du monde entier ont parlé d’un village du nord du Chili abreuvé par l’eau recueillie des brouillards côtiers. Dans les journaux comme à la télévision, on montrait d’immenses filets servant à recueillir l’eau du brouillard côtier poussé par le vent. Les gouttelettes s’écoulaient dans des canalisations vers le pied du mont El Tofo. Le village autrefois aride de Chungungo recevait ainsi 15 000 litres d’eau par jour en moyenne.

Grâce à cette technologie, l’alimentation en eau s’est accrue, contribuant ainsi à transformer le village. L’expérience a été reprise dans d’autres régions du monde où sont maintenant installés des capteurs de brouillard. Cependant, dix ans plus tard, les filets d’El Tofo sont devenus inutilisables. Qu’est-ce qui a poussé les habitants de Chungungo à abandonner ce projet qui leur assurait un bon approvisionnement en eau et un avenir prometteur ? Quelles leçons faut-il tirer de l’expérience d’El Tofo ? C’est le genre de questions que se posent aujourd’hui ceux qui ont participé de près au projet.

La transformation d’un village par l’eau

Si les médias ont tant parlé de ce projet, c’est que ses retombées étaient très concrètes et faciles à constater. En 1992, le journl canadien The Globe and Mail écrivait : « Pour les habitants de cette région côtière pauvre, cet approvisionnement régulier en eau salubre est un miracle. » La même année, un villageois déclarait à un reporter de CNN : « Maintenant, je peux me laver tous les jours. Avant, il fallait épargner la moindre goutte d’eau. Manquer d’eau, c’est vraiment pénible. »

En 1995, un reporter du magazine The Economist continuait de s’extasier à la vue de ce village débordant de vitalité, aux potagers luxuriants, là où rien ne poussait auparavant. « Les pêcheurs comparent en riant la grosseur de leurs pommes de terre, de leurs poivrons, de leurs choux et de leur maïs. » Grâce à cette eau pure et abondante, ajoutait-il, les habitants de Chungungo sont en meilleure santé et plus optimistes qu’avant.

On espérait reproduire ce miracle ailleurs. « Fabriqués de matériaux bon marché, faciles d’entretien et fonctionnant sans énergie, les capteurs de brouillard pourraient réduire les pénuries d’eau dans des milliers de villages de zones arides et semi-arides du monde entier », lisait-on dans un article de fond du Toronto Star paru en 1993.

Dix ans plus tard, ce vœu s’est matérialisé. La technologie perfectionnée à El Tofo, où les chercheurs ont mis à l’essai différents matériaux et modèles, est maintenant appliquée ou à l’étude dans 25 pays. Par exemple, des capteurs de brouillard viennent d’être installés au Yémen et dans le centre du Chili, et d’autres projets sont en cours d’évaluation au Guatemala, à Haïti et au Népal.

Ironiquement, les prototypes de capteurs de Chungungo sont hors d’usage. À l’été 2002, seulement neuf des 94 capteurs initialement installés sur la crête d’El Tofo s’y trouvaient toujours. On a emporté les câbles et les filets pour s’en servir ailleurs, et la maison du surveillant a été démolie. Le village est maintenant alimenté en eau par camion, ce qui coûte beaucoup plus cher.

Des visions opposées du développement communautaire

Dans un rapport préparé pour le Centre de recherches pour le développement international (CRDI), Carolina de la Lastra, une consultante chilienne, explique que les autorités de La Higuera (la municipalité dont fait partie Chungungo) ont entrepris des démarches pour la construction d’un pipeline entre le village et le fleuve Los Choros, à 20 km de là. S’ils privilégient cette solution, c’est que le brouillard leur semble être « une source d’eau peu fiable, irrégulière et insuffisante pour les besoins en eau potable de Chungungo », écrit-elle. Les capteurs de brouillard installés ailleurs au Chili répondent pourtant toujours aux besoins de différents projets d’agriculture et de reboisement.

Selon Chris Smart, conseiller spécial à la Division des initiatives spéciales du CRDI, ce désir des villageois d’être raccordés à des canalisations d’eau est symptomatique d’un problème autrefois répandu, celui du peu de prestige des nouvelles technologies, par exemple de l’énergie solaire ou éolienne, sur le plan local.

Dans les pays en développement, explique-t-il, il n’est pas rare que « les gens se fassent une certaine idée de ce qu’est le développement. Ils estiment par exemple que c’est à l’État de les alimenter en eau, et qu’ils ne devraient jamais avoir à s’en préoccuper. » L’eau, de source locale, distribuée par un réseau d’adduction dont l’entretien dépend d’un comité local, est donc souvent jugée de qualité médiocre.

L’attrait des conduites d’eau

Ironiquement, c’est en partie à cause de l’étonnant succès des capteurs de brouillard que les autorités de Chungungo ont voulu que le village soit alimenté en eau au moyen de conduites. La population, qui n’avait cessé de diminuer après la fermeture de la mine locale dans les années 70, avait triplé depuis la mise en service des capteurs. Des maisons d’été et des installations touristiques avaient été construits dans les environs. La présence des capteurs semblait également constituer un avantage sur les plans économique et politique : grâce à la nouvelle image de Chungungo et à sa notoriété mondiale, les autorités locales avaient réussi à obtenir l’électricité et le téléphone.

S’il avait donné aux habitants l’envie de bénéficier de technologies plus avancées, le succès des capteurs était par contre à l’origine de problèmes bien concrets. La population du village étant passée de 300 à 900 habitants, les capteurs ne suffisaient plus à fournir aux villageois autant d’eau qu’au début, d’autant plus que les périodes sans brouillard vidaient les citernes et provoquaient d’occasionnelles sécheresses. Les autorités locales ont fini par juger que les capteurs n’étaient pas une source d’eau fiable.

Un mauvais choix

Robert Schemenauer, l’un des concepteurs du projet de Chungungo, est l’actuel directeur exécutif de FogQuest, une organisation non gouvernementale (ONG) qui fait connaître la technologie des capteurs de brouillard dans les régions arides. D’après lui, la solution la plus simple aurait consisté à étendre le réseau de capteurs.


« Le même problème se pose avec tous les autres réseaux d’alimentation en eau. Quand la population augmente, il faut accroître l’approvisionnement », explique Schemenauer.

« La réponse logique aurait simplement consisté à augmenter le nombre de capteurs et à remplacer la citerne par une plus grande. Il y aurait eu plus d’eau pour la population devenue plus nombreuse, qui aurait alors disposé d’une meilleure réserve d’eau pour traverser les périodes sans brouillard. En réalité, on peut installer autant de capteurs qu’on le souhaite. On peut en multiplier le nombre par dix, vingt, voire cinquante. »

Cependant, les dirigeants locaux ont préféré de toute évidence l’idée d’une conduite procurant un écoulement constant d’eau en provenance du Los Choros, malgré la dépense à prévoir de un million de dollars US.

La question de la participation populaire

D’après Jorge Nef, professeur de vulgarisation rurale à l’Université de Guelph, l’absence de volonté réelle d’assurer le fonctionnement à long terme des capteurs de brouillard montre que l’on a négligé au départ de vérifier si la population acceptait vraiment ce genre de technologie et dans quelle mesure elle était prête à contribuer à l’entretien des capteurs. [Voir encadré relié : La voie pluridisciplinaire]

Dans son rapport sur l’échec d’El Tofo, Nef mentionne que les villageois ont très peu participé à la conception du projet et à son élaboration, et que l’on n’a pas vraiment cherché à connaître leurs sentiments et aspirations. Cela signifie que la population était mal renseignée sur l’approvisionnement en eau, donc peu disposée à assurer le fonctionnement à long terme des capteurs.

D’après Schemenauer, si la population était mal préparée à accueillir cette nouvelle technologie, c’est que le projet n’avait pas évolué normalement. Au début, explique-t-il, on voulait perfectionner la technologie et construire une série de capteurs de brouillard devant alimenter en eau les plantations aménagées dans le cadre d’un projet expérimental de reboisement au sommet de la montagne. Les installations n’avaient été ni conçues ni financées au départ pour approvisionner une population en eau. Après de multiples démarches faites par les villageois, les bailleurs de fonds ont accepté à contrecœur de financer l’aménagement d’une conduite de dérivation sur le versant de la montagne pour amener l’eau au village.

Un changement de cap à mi-parcours

« Ce qui s’est produit à El Tofo est exceptionnel, fait observer Schemenauer. Quand on nous a demandé d’installer une conduite sur le versant de la montagne, cela faisait cinq ans que nous travaillions au sommet. Normalement, les ONG qui sont nos partenaires sont bien implantées dans le milieu et attachent beaucoup d’importance à l’aspect social d’un projet. » Il précise cependant que, même s’il y a eu peu de recherches formelles pour établir le profil de la population, des assemblées publiques ont permis aux membres de la communauté de participer à la planification.

D’après Nef, le changement de cap à mi-parcours n’aura certes pas contribué à la stabilité de la structure de gestion.

Initialement, le CRDI, la Société nationale de foresterie du Chili (CONAF) et l’Université catholique étaient partenaires. Quand on décida d’approvisionner le village en eau potable, la CONAF préféra passer le flambeau à la municipalité et à différentes administrations nationales et régionales, l’alimentation en eau potable n’étant pas de son ressort.

Cela engendra une désorganisation totale. Les joueurs, huit à un certain moment, étaient trop nombreux, et « personne ne supervisait l’ensemble du système », écrit Nef. Dans un tel climat de conflit de compétences et d’incertitude (créé entre autres par la privatisation de l’Administration rurale des eaux), le comité local chargé de l’exploitation et de l’entretien des capteurs de brouillard s’est avéré incapable de développer les compétences techniques dont il aurait eu besoin et de bien s’acquitter de son mandat. Il percevait suffisamment de droits pour éponger les frais d’entretien courant du système, mais pas assez pour répondre aux nouvelles demandes des administrations régionales de l’eau ou pour des réparations majeures.

Les leçons à tirer de l’expérience

Ceux qui ont vécu les soubresauts de l’aventure d’El Tofo en retiennent les leçons suivantes.

D’abord que les capteurs de brouillard sont efficaces. À preuve, les travaux réalisés par un nouveau réseau de spécialistes qui appliquent cette technologie dans différentes régions arides du globe.

Ensuite, qu’il est toujours indispensable de bien connaître la situation sociale et d’obtenir la collaboration et l’adhésion de la population — ce qui a été impossible dans le cas qui nous intéresse compte tenu des circonstances — pour qu’un projet de développement soit viable.

« Il faut surtout retenir qu’une technologie, si merveilleuse soit-elle — ce qui est le cas des capteurs de brouillard —, est toujours appliquée dans un contexte social auquel il faut accorder autant d’attention qu’aux questions techniques », conclut Chris Smart.

La voie pluridisciplinaire

De nombreux chercheurs ne voient plus l’utilité d’une démarche scientifique monodisciplinaire, surtout en ce qui concerne la recherche dans le monde en développement.

On privilégie de plus en plus la souplesse, c’est-à-dire la recherche appliquée, interdisciplinaire, hétérogène et non hiérarchique. En pratique, cela signifie que les chercheurs se concentrent sur la résolution d’un problème donné au lieu de suivre le code de pratique strict d’une discipline scientifique spécifique. Il leur arrive donc de faire partie d’équipes pluridisciplinaires.

« Imaginez-vous en train d’essayer d’améliorer la production dans un boisé communal, dit Tim Dottridge, directeur de la Division des initiatives spéciales du CRDI. Outre des experts forestiers, votre équipe pourrait compter un anthropologue social et — les intérêts des hommes et des femmes étant différents dans ce cas-ci — des spécialistes des questions socioéconomiques et des disparités entre les sexes. »

Le virage du CRDI

Au cours de ses 25 premières années d’existence, l'administration des programmes au CRDI se faisait selon la structure traditionnelle de gestion sectorielle. Au début des années 90, le CRDI comptait 55 sous-programmes distincts relevant de sept divisions de programme et de six bureaux régionaux tous dotés d’un budget spécifique. En 1995, le Centre prit le virage pluridisciplinaire, un choix sur lequel il n’est jamais revenu.

« Beaucoup d’organisations ont essayé d’adopter une approche transversale sans modifier leurs structures internes, explique Dottridge. Nous avons décidé de mettre les bouchées doubles en transformant notre organisation de façon à mettre nos propres recommandations en pratique. Pour encourager les chercheurs du Sud à s’engager dans une approche pluridisciplinaire, nous formons nous-mêmes des équipes pluridisciplinaires capables de bien évaluer les propositions. »

Tout en ayant été influencé par les tendances internationales en matière de recherche, le CRDI possède une expérience et des caractéristiques particulières qui l’ont aidé à prendre le virage pluridisciplinaire.

Le rôle de l’évaluation

Les premières évaluations remontent à 1978 avec la création du Bureau de la planification et de l'évaluation, à laquelle succéda l'intégration de ces fonctions au travail des divisions de programme. En 1986, devant l’accumulation d’évaluations et d’analyses du contexte extérieur à faire, le Centre changea une première fois de politique à la lumière d’un examen stratégique qui fit ressortir l’interdépendance des différents aspects du développement et le besoin de programmes plus cohérents.

Les conclusions de cet examen mirent en évidence les préoccupations du Conseil des gouverneurs au sujet du caractère flou des programmes. Malgré cela, en 1986, la même année où le CRDI s’efforçait de fixer des objectifs à ses divisions, les crédits affectés aux programmes ne furent assortis d’aucune exigence visant l’établissement d’un plan pluriannuel ou d’objectifs précis. Dans les années 90, alors que le Centre élaborait ses programmes en fonction du développement durable, surtout après le Sommet de la Terre à Rio, en 1992, les modalités d’exécution des programmes demeurèrent essentiellement inchangées. Parallèlement, les évaluations ne permettaient pas d’établir de manière concluante que des projets disparates produisaient davantage que la somme de leurs résultats.

En 1995, le gouvernement du Canada réduisit sensiblement les budgets de ses programmes, dont celui du CRDI. Le Centre décida alors de réduire son personnel et de concentrer ses activités dans un nombre restreint de domaines de recherche. Il se dota d’un plan privilégiant des interventions ciblées, axées sur l’atteinte de résultats mesurables. Cette décision mena à la création des initiatives de programme, qui allaient devenir le principal canal de financement des activités des chercheurs et des instituts de recherche du Sud.

Les initiati es de programme

Au lieu de concentrer leurs activités dans une discipline ou un secteur particulier (économie, pêches, sciences de la Terre…), les équipes des initiatives de programme déterminent, après examen d’un problème, quel savoir sera nécessaire pour le résoudre. Quand un chercheur ou un institut de recherche du Sud présente une demande de financement, l’équipe examine la proposition pour voir dans quelle mesure celle-ci coïncide avec les objectifs et priorités de l’initiative. Quand la proposition est imprécise, ce qui n’est pas rare, l’équipe encourage le requérant à adopter une démarche intégrée. Elle s’emploie également à étendre les réseaux afin qu’en fassent partie des membres de la société civile, des décideurs et des agents de vulgarisation qui peuvent aider à définir le problème et à établir le programme de recherche.

« Si les compressions des budgets publics ont constitué un facteur décisif, il reste que le CRDI était déjà converti à la pluridisciplinarité, estime Dottridge. Ce qui est remarquable, c’est que nous avons mené trois grandes réformes de front. Au cours de la même période, nous avons rationalisé nos activités en réduisant nos effectifs, réorganisé nos structures et réorienté notre philosophie. Beaucoup d’organisations ont procédé à ces changements séparément. Bien peu se sont aventurés à tout faire en même temps. »

« La transition n’a pas été facile, et le système n’est pas parfait. Il est toujours possible d’améliorer la manière dont nous évaluons et gérons les projets. Nous nous sommes institués en modèle d’une façon de faire. Quand nous insistons auprès des chercheurs étrangers pour qu’ils adoptent une démarche interdisciplinaire, nous prêchons par l’exemple. »



Stephen Dale est rédacteur pigiste à Ottawa.